Présentation
Entretien avec Stéphane Branger pour Le Matricule des anges, novembre-décembre 2002 :
Avec ce septième recueil, Fabienne Courtade poursuit « dans la permanence d’une question et d’une voix, d’une tentative d’établir une parole plurielle » (...)
Vous publiez aujourd’hui le deuxième volet de Ciel inversé. Ce livre s’inscrit-il dans le prolongement du précédent ?
À l’origine, c’était un seul livre qui a été coupé en deux pour des besoins éditoriaux. Puis j’ai retravaillé les deux parties sur les thèmes du ciel inversé, de la disparition et de l’aveuglement. Ce sont maintenant deux ouvrages indépendants, mais s’inscrivant dans un même cheminement. Le Bleu du ciel de Georges Bataille a sûrement guidé ma démarche et, en particulier, le chapitre « Le jour des morts ». Il y est question d’étoiles, « d’un nombre infini d’étoiles ». Mais ces étoiles, cette « multitude de petites lumières » ne sont rien d’autre que les flammes vacillantes des bougies posées sur les tombes. Ce sont les tombes qui s’illuminent. Fête silencieuse et funèbre... Je fais parfois référence à ces passages, en effectuant des déplacements, des brisures... Ciel inversé, c’est également le ciel inversé de la page ; les noms de l’absent (il n’y a pas un absent -mais une absence) qui s’inscrivent sur le corps découpé, fragmenté, sur la pierre, le long des murs -ou dans des flaques d’eau (vase, boue, cimetière, corps des morts) qui reflètent le ciel. En fait le ciel est sinistre -ou sinistré.
L’absence semble être l’un des fondements de votre écriture.
Dans mes textes, il y a toujours, dans l’absence, la présence paradoxale (et plurielle) de l’autre -des références- de petits signes. Il y a une nécessité à sortir de cette absence de soi et du monde qui résonne comme une rumeur. L’écrit entretient un rapport interne avec l’absence (et le silence). Elle fait vaciller la certitude des perceptions et des pensées. Ce n’est pas l’absence de quelqu’un, c’est une absence plus globale. Cela se joue beaucoup sur le vide, sous la forme d’une sorte de répétition, de déplacement des corps et des mots dans ce vide.
Vos poèmes sont aussi très imagés (la nuit, les étoiles, la neige...), on y ressent une réelle influence de la peinture.
Le texte de Ciel inversé a commencé à être écrit après une exposition « Mémoire d’aveugles/Autoportrait, et autres ruines ». Et notamment après m’être plusieurs fois arrêtée devant une étude d’aveugle -L’Erreur d’Antoine Coypel- un homme avance, bras et mains tendus dans le vide, les yeux bandés. L’autoportrait dit de L’homme blessé de Gustave Courbet m’a également troublée. Cette peinture nous montre un homme (Courbet lui-même), allongé, les yeux fermés, seul, avec une blessure. Ce tableau est la reprise d’une oeuvre peinte dix ans plus tôt dans lequel il se représentait faisant la sieste enlacé avec une jeune femme... l’amie disparue, elle fut effacée du tableau. Mais il reste les traces de ce corps, même s’il n’apparaît plus. De l’amour, il reste l’absence, la disparition, un trou sanglant.
Pour moi, il est toujours question de disparition et de réapparition. Mon écriture, au début, s’est construite sur des deuils, sur des morts -sur des silences et des aveuglements. J’écris à tâtons, mot après mot... comme se déplacent les aveugles. Je cherche une sortie.
On a l’impression que l’individu s’efface presque derrière les éléments. Y a-t-il un refus de l’autobiographie dans votre écriture ?
Pour écrire, il faut que je me sépare, que je m’éloigne. Il y a toujours, pour moi, ce mouvement : une sortie hors de soi et hors du monde, une séparation. Je m’éloigne du monde mais aussi du corps, je me découpe comme je découpe mes phrases.
Dans ce mouvement de séparation et de rupture, il y a pourtant une présence de l’Autre qui serait quasiment symbolique. Une rencontre à venir, ou à retrouver... C’est sûrement vital. Il me semble qu’il y a la tentative de s’adresser aussi à l’autre, avec d’autres mots, et de le faire ressurgir. Comme l’écrivait Paul Celan : « Le poème devient un dialogue. Souvent c’est un dialogue désespéré. »
Vous laissez place à la respiration et au silence, et vous utilisez souvent des parenthèses non refermées...
L’ouvert... je me donne une chance de sortir -je laisse le lecteur (et moi-même) lire la suite en silence- dans les blancs, et dans ce qui n’est pas écrit, puisque le texte est toujours à écrire, à continuer. On n’en finit jamais. Les mots prennent en charge la mémoire, celle des disparus, celle des morts comme celle des vivants, redonnant parfois une voix, un corps et une forme aux morts et aux choses tombés dans l’absence.
– Stéphane Branger (Matricule des anges, N° 41)